Séduire et horrifier
La déchéance du goût, du style, du savoir-faire, qui caractérise la production mercantile actuelle de Vallauris, lieu-symbole où Marc Alberghina a choisi de s’établir, est devenue, aussi paradoxal qu’il puisse paraître, l’un de ses sujets de réflexion privilégiés. Les artistes-potiers au talent inspiré et à la forte personnalité – actifs dès les années 40 dans ce village qui était alors un lieu de villégiature méditerranéenne et de création artisanale liée à une tradition de poteries utilitaires – ont été supplantés progressivement à partir des années 70 par d’autres qui, obsédés par le commerce et sous la pression des lois du tourisme de masse, ont vite appliqué les règles du «vite fait, mal fait» au plus bas prix, au détriment d’une expression personnelle novatrice, nécessairement plus dérangeante. La position volontariste de résister à cet état de fait en le contestant de l’intérieur est assumée aujourd’hui par Marc Alberghina, avec panache. Loin de lui l’envie de déclarer la guerre à sa communauté, mais plutôt celle de témoigner de ce qui a été et de ce qui n’est plus en rejouant, avec la distance calculée d’une technique très maîtrisée, les codes de cette décadence inéluctable – les émaux trop immédiatement faits pour épater, le clinquant des dorures surabondantes, les formes dites « libres » sous prétexte qu’elles sont déstructurées, ramollies et d’un baroquisme débridé – afin de faire collectivement réfléchir et tenter de reconstruire sur les décombres.
Avec opiniâtreté, Marc Alberghina construit jour après jour un art de la polémique des plus exigeants, position très peu explorée dans la céramique française actuelle, mais qui n’est cependant pas sans lien de filiation possible. Pour exemple, depuis les années 70, d’abord en terre puis avec du béton teinté, le sculpteur-céramiste Pierre Baey a construit une œuvre de premier ordre mêlant le païen et le sacré, avec une insolence et un sens de la provocation visuelle qui pourraient être comparés. Plus sûrement encore, Marc Alberghina peut trouver ses alliés d’expression dans la lame de fond que fut la figuration à visées politiques qui s’est imposée aux Etats-Unis à la fin des années 60, principalement sur la côte Ouest où de grands sculpteurs-céramistes de la Funk Generation, tels que Robert Arneson et Richard Notkin, ont su constituer une vision critique décapante de notre société basée sur l’idolâtrie, le cynisme et la surconsommation.
Les récentes œuvres de Marc Alberghina constituent un savant jeu de mise en scène de l’inconscient collectif, tant elles arrivent à faire surgir – à « manifester » – les non-dits, les travers paranoïaques ou schizophréniques de l’être humain. Une série de trois bustes somptueux aborde le thème de l’autoportrait, mais présenté dans une situation de camouflage, le visage étant dérobé à la vue et comme équipé pour aller au-devant d’un danger : ces bustes, moulés très classiquement en biscuit de faïence avec des piédouches richement émaillés, ont en effet leur face «oblitérée» par un grand ovale plat occultant les traits du visage (en référence peut-être aux célèbres Oblitérations du sculpteur Sacha Sosno). Cette forme-miroir étrange – parce qu’opaque – paraît là également pour étouffer un cri : on imagine en son revers une expression faciale décomposée par l’effroi, à la manière des si singulières Têtes de caractères grimaçantes qui furent sculptées au XVIIIème siècle par l’autrichien Franz-Xaver Messerschmidt. Cet effacement volontaire de soi est à considérer moins comme un jeu de mascarade que comme la nécessaire imposition d’un bouclier, d’un pare-choc protégeant l’artiste des éventuels regards réprobateurs ou inquisiteurs, voire des quolibets, crachats ou projectiles de toutes sortes, auxquels il semble s’attendre et, en conséquence, se préparer. En interposant ainsi entre lui-même et la vindicte populaire cette sorte de plaque-écritoire, pouvant faire office de cahier de doléances ou de «livre d’or» à vertu cathartique, l’artiste s’érige manifestement en bouc-émissaire. Autre indicateur d’une tension dramatique extrême, sur chacun de ces portraits en bustes, un cœur-organe couvert d’émaux flammés vient se greffer au torse tel un bijou-projectile, terrible et sanguinolent comme s’il venait d’être fraîchement extirpé du corps humain… De tels dispositifs métaphorisent l’artiste en cible émouvante, et cette théâtralité abstraite met en exergue un rapport ambivalent devenu le fil rouge de l’œuvre entière : un désir d’exposition/exhibition de soi contrarié par la volonté farouche du retranchement, du repli. Dans la spectaculaire trilogie des Saint Sébastien, c’est son corps entier que Marc Alberghina offre maintenant symboliquement en pâture, qu’il moule en positions renversées, d’abord en arrière puis replié en avant, décapité ou bien le visage zippé recouvert d’un capuchon. Il endosse – au sens littéral – les positions du saint-martyr et du soldat combattant, ployant sous les jets d’organes sanglants cette fois lancés en rafale, se présentant en cible idéale pour le ressentiment et le défoulement collectif. Il faut rappeler, à ce moment précis, qu’une des œuvres de l’artiste avait été volontairement détruite par un visiteur resté anonyme, il y a de cela quelques années, lors d’une exposition-biennale à Vallauris…
Tout en surfant en conscience sur un excès de sensationnalisme, Marc Alberghina adopte une esthétique qui pourrait être qualifiée de « décadente » si elle n’était pas aussi cultivée, emplie de références iconographiques à l’art ancien – celles des ex-voto, des vanités, ou de la figure du martyr, parmi d’autres – et imprégnée des textes et rituels de la religion catholique. Sachant parfaitement trouver sa place aux cœurs des représentations et des enjeux de l’art actuel, il sait mieux que personne flirter également avec les réminiscences kitsch, sans pour autant tomber au creux d’une vague qu’il s’applique au contraire à dénoncer. Grâce à l’élégance visuelle et au sens aiguë de la narration qui le caractérisent, il évite toujours « sur le fil » les écueils du scabreux ou du racolage facile. Il sait tenir admirablement le regardeur (le voyeur ?) en alerte – pour ne pas dire en haleine – par sa façon très personnelle de fixer les sensations physiques et les sentiments humains en formes sculpturales, aussi directement assimilables par l’œil contemporain qu’un arrêt sur image en provenance du zapping télévisuel. Parce qu’elle témoignent d’un imaginaire héroïque plongeant au cœur des mythes de l’humanité, ses sculptures semblent en effet résulter d’actions brutales de performances venant tout juste de se dérouler en direct sous nos yeux, qui nous auraient laissées pantois ou offusqués, et nous obligeraient par là-même à sortir de notre habituelle léthargie pour réagir, pour ou contre. Les performances d’artistes conceptuels tels que Marina Abramovic ou Jan Fabre – explorant les mêmes territoires extrêmes de la violence physique, prêts à mettre leur vie en danger pour faire éprouver à leur auditoire le dénuement du corps, révéler l’instinct de mort en tout un chacun, faire ressentir aussi le « frisson » de la vie, dans toute sa sauvagerie animale – doivent avoir sans doute retenu l’attention de Marc Alberghina, et l’inspirer dans sa pratique sculpturale.
Il faut certes avoir une certaine sensibilité au macabre – ou du moins à la beauté convulsive – pour apprécier des œuvres explorant ainsi, sans concession, les désordres physiologiques ou psychologiques de l’être : la fragilité, la peur de la mort, la menace de l’anéantissement pèsent constamment sur ces représentations du corps fragmenté, lorsque celui-ci n’est pas déjà réduit à l’ossuaire, comme dans L’Usine ou dans Cycle… Avec chaque fois plus de virtuosité et de contrôle des effets, Marc Alberghina déploie dans l’espace des figures fantomatiques pétries par la véhémence de sa rébellion contre les hypocrisies et les intolérances, mais façonnées également par les forces obscures de la dépression collective qui, telle une ombre portée, nous tirent tous vers le bas. Une confusion des sentiments s’installe durablement à la vision de cette œuvre fertile et éprouvante, subtile métaphore de nos combats intérieurs. Un concentré du Paradis et de l’Enfer, en somme…
Frédéric Bodet
Exposition du 13 août au 11 septembre (mercredi, samedi, dimanche 14h30-18h30)
Chapelle des Pénitents Blancs à ASPREMONT
VERNISSAGE : vendredi 12 août à 19 heures.
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