« J’avoue. Je suis né en 1971, et j’ai toujours vécu dans cette idée de la guerre de libération. Les années 1980 c’était le soulèvement populaire, et plus tard la guerre civile, l’islam en marche et le terrorisme sanguinaire.L’histoire n’est pas finie. J’ai passé toute ma jeunesse dans la terreur et la violence. [... On dit que mon travail est agressif, violent. Alors, à ces gens-là, je réponds : Je n’y pense jamais. Je fais des images... » Adel Abdessemed, Entretien avec Pier Luigi Tazzi (Actes Sud, Arles, 2012).
(Adel Abdessemed, Alexandre, 2014, pierre noire sur papier, Courtesy de l’artiste © Adel Abdessemed / Adagp, Paris 2015 / photo Marc Domage). |
La jalousie amoureuse, cette sensation irrationnelle qui rend la femme ou le mari, la maîtresse ou l’amant fou, ivre de douleur et de méfiance au point d’épier, d’espionner, de fouiller dans les poches d’une veste et l’historique des appels d’un téléphone portable, ou de faire engager un détective… comme dans les films de François Truffaut ou de Claude Chabrol, écrivant les plus belles pages de la Nouvelle Vague, avec Delphine Seyrig ou Stéphane Audran, Jean-Pierre Léaud ou Michel Bouquet…
Jalousies, au pluriel, évoque – avec une réelle pertinence pour l’exposition Vençoise – une ouverture particulière à l’architecture méditerranéenne, qui a toujours su dédoubler ses fonctions, à la fois très techniques et immensément symboliques.
Les jalousies sont une création millénaire à double fonction pratique, comme les persiennes du côté septentrional du bassin méditerranéen ou les moucharabiehs du côté oriental de cette mer qui fut le berceau de notre culture.
On sait qu’ils servent à voir sans être vu, mais on sait moins qu’il s’agit aussi d’un dispositif très ingénieux de ventilation naturelle forcée, très fréquemment utilisé dans l’architecture traditionnelle des pays arabes.
La réduction de la surface produite par le maillage du moucharabieh accélère le passage du vent, et celui-ci, mis en contact avec des surfaces humides, des bassins ou des plats remplis d’eau, diffuse leur fraîcheur à l’intérieur de la maison.
Dans les pays du Maghreb et du Moyen- Orient, il sert aussi essentiellement à dérober les femmes au regard.
De même pour la jalousie – ce système de volets orientables – qui permet à la fois de se tenir au frais, et offre le loisir d’observer sans être vu.
Ce n’est pas par hasard qu’Adel Abdessemed a choisi ce titre pour exposer dans le Musée de Vence (à la suite du photographe américain Andres Serrano), dans cet ancien château de Villeneuve devenu pendant une dizaine d’années une « Belle endormie » et offert depuis mars 2015 aux yeux du monde par le simple fait d’avoir rouvert ses persiennes/jalousies toujours closes, d’avoir posé des filtres aux fenêtres, rendant à nouveau vivante une demeure somptueuse qui s’était progressivement refermée sur elle-même.
Comme une évidence, c’est à Jean Nouvel qu’Adel Abdessemed a proposé de s’associer à son exposition Vençoise.
L’architecte, renommé en France comme à l’étranger, n’a-t-il pas signé la réalisation de l’Institut du monde arabe, à Paris en 1987, sublime bâtiment de verre et de métal donnant sur la Seine, dont les façades composées de structures géométriques rappellent à la fois les diaphragmes d’une chambre photographique captant la lumière du réel, et les moucharabiehs traditionnels de la culture arabe ?
Ce génie architectural, qui mêle les codes de l’architecture occidentale et orientale, ne parachèvera-t-il pas par ailleurs sa consécration avec l’ouverture prochaine du Louvre Abou Dhabi ?
Nous lui avions demandé, il y a quelques mois, d’être associé – plus modestement – à notre projet de chapelles à Vence, pour lequel, bien entendu, Adel Abdessemed avait été l’un des premiers artistes retenus pour participer à ce chemin de croix à la fois laïque et oecuménique.
Mis en relation pour ce premier projet, Adel eut alors l’idée d’entamer une correspondance épistolaire avec Jean Nouvel, pour lui proposer cette collaboration, telle une conversation entre des oeuvres et un lieu.
Ainsi, l’artiste et l’architecte ont logiquement souhaité investir le Musée de Vence en lui redonnant son ancien statut de demeure ancienne.
Ici, mieux que nulle part ailleurs en Provence, on joue de l’ombre et de la lumière, au gré du passage du soleil – violent à midi et doux le soir –, celui qui s’invite à travers les fenêtres du château médiéval, rénové au XVIIIe siècle.
Adel Abdessemed a choisi de composer une exposition qui associe des sculptures, pour la plupart jamais présentées en France :
Histoire de l’art (2015) rappelle à la fois le Christ en croix de Grünewald réalisé pour le Retable d’Issenheim de Colmar et son oeuvre Décor, réalisée en 2012, avec quatre Christ tissés de barbelés à l’image d’une couronne d’épines faisant littéralement corps avec le supplice du fils de Dieu.
Mon Enfant (2014), en ivoire, reprend à l’échelle 1 l’incarnation en volume d’un jeune garçon tristement célèbre, celui du premier gamin sorti du ghetto de Varsovie suivi d’une file d’adultes hagards, les mains en l’air et figé à jamais dans la mémoire collective par la photographie, alors que les SS allaient vider le quartier historique des juifs de la capitale polonaise pour envoyer tous ces innocents dans les camps de la mort.
Avec Cri (2013), on retrouve avec émotion la jeune Vietnamienne Kim Phuc courant nue, s’étant débarrassée de ses vêtements en feu, la peau entièrement brûlée, sortant d’une rizière dévastée par le napalm, dont la photo de Nick Ut hante la mémoire de nos guerres coloniales…
Une série d’oeuvres sur papier montre par ailleurs la dextérité de l’artiste, capable en quelques traits de pierre noire de reproduire l’émotion d’un visage ou la vitalité d’un animal – tel ours d’un cirque, tel hibou symbole d’Athéna, ou tel autre qu’on a retrouvé peint dans les profondeurs de la grotte Chauvet il y a plus de 35 000 ans.
Adel Abdessemed convoque indistinctement les religions dans une grand-messe laïque
Les codes du christianisme y sont à leur apogée : images saint-sulpiciennes de vanités chrétiennes, en vogue au XVIIe siècle dans la peinture flamande ou espagnole ; crânes ; portement de croix filmé dans les jardins de la Villa Médicis, avec le dôme du Vatican à l’horizon rappelant des visions de films de Pasolini, de L’Évangile selon saint Matthieu (Il vangelo secondo Matteo) à Théorème (Teorema), de Mamma Roma à Des oiseaux, petits et gros (Uccellacci e uccellini).
Les codes du judaïsme – religion au dogme iconoclaste selon son principe fondateur, dicté par les Tables de la Loi de Moïse – sont évoqués par la présence de l’étoile de David, souvenir de la Mémoire de l’Histoire et de ces rappels de l’Holocauste dans l’Europe du XXe siècle.
Bien entendu, les codes de la religion de Mahomet - qui a également pour principe l’interdiction de représenter l’image du prophète - sont eux aussi maniés avec brio par l’artiste, comme dans God is design (2005), animation vidéo dans laquelle, pour répondre à cet interdit, Adel Abdessemed crée des entrelacs, des quadrillages abstraits qui rappellent à la fois les moucharabiehs, les peintures ornementales qui ornent les mosquées, du sol aux plafonds, des meubles aux tapis, des zelliges aux écritures calligraphiées...
Autant d’éléments, tels des parades, pour mieux exprimer une profusion de l’art, malgré tous ces interdits fondamentaux de continuer inlassablement de peindre une image, considérée comme un blasphème si c’est celle de Dieu.
L’artiste aime nous interroger, quitte à nous mettre devant nos contradictions
C’est même pour lui un devoir moral, qui constitue l’éthique première de tout son art.
Pour la première fois, l’artiste – né en Algérie, comme saint Augustin – expose également dans la Chapelle des Pénitents Blancs, devenue l’annexe du Musée de Vence, afin d’y présenter des oeuvres de plus grande dimension.
Des vidéos, inédites en France seront présentées, dont Solitude (2014), dans laquelle la sublime actrice Golshifteh Farahani dort telle une odalisque moderne.
On ne peut que penser à Henri Matisse et à la villa Le Rêve qu’il loua à Vence à la fin des années quarante pour pouvoir construire la Chapelle du Rosaire, son chef-d’oeuvre.
On rêve, comme cette femme assoupie filmée par Adel Abdessemed, à ces arabesques que Matisse a peintes dans cette villa, avec vue sur un palmier ; à la mer aussi bleue que le ciel ; à ces douces persiennes telles des jalousies sensuelles et rayonnantes que le maître de la modernité et des papiers découpés ouvrait au monde, libre de toute convention culturelle, morale ou même religieuse.
Ce sentiment de liberté d’âme et de conscience esthétique se retrouve au coeur du dispositif avec le portrait de saint Jérôme qui illustre l’introduction à ce catalogue, réalisé par Nadere Banu sur une page du Moraqq’-e Golshan, avant 1605.
N’y voit-on pas saint Jérôme, représenté d’après une gravure de Martin de Vos, l’artiste ayant signé en arabe sur le livre blanc que le saint tient ouvert : « Bande-ye pad / shah-e Salim / ‘amalahu’ Na / dere Banu / shagerd-e Reza / dokhtar-e Mır / Taqı » (« La servante du roi Salim / oeuvre de Nadere Banu / élève de Reza / fille de Mır Taqı »), signe de passerelles et d’héritages communs entre les cultures, les religions et
les rivages de la Méditerranée.
(Éric Mézil - Directeur de la Collection Lambert - extrait du catalogue d’exposition)
Exposition du 3 octobre 2015 au 17 janvier 2016 au Musée de Vence, Fondation Émile Hugues, 2 place du Frêne, Vence. - 04.93.58.15.78.
Du mardi au dimanche de 11h à 18h
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